- SI L’HISTOIRE D’UNE THÈSE M’ETAIT CONTÉE -
La gestion des fonds documentaires des bibliothèques des institutions universitaires pose problème. Il est effectivement vrai que l’archivage dans notre pays, que ce soit des documents écrits ou filmés, est une procédure absente dans le mental du responsable algérien.
Nous nous plaisons à évoluer sans penser à nous référer à ce qui existe déjà, nous ne regardons pas derrière nous. C’est à partir de là que commence l’amnésie. C’est la dynamique de l’oubli et de l’éternel recommencement.
Quand on vient à chercher dans ces bibliothèques un travail universitaire et qu’on n’en trouve plus la trace sur les rayonnages, on se pose évidemment des questions. Mais on se dit que peut-être dans l’autre bibliothèque, on le trouvera…
C’est un jeune amateur qui m’avait rappelé l’existence de la thèse de magister de M’Hamed DJELLID en me demandant très gentiment de la lui ramener pour qu’il la tienne uniquement dans ses mains. C’est alors que je m’étais rendu compte que je ne l’avais pas. J’avais honte parce que j’avais oublié que, durant dix longues années, M’Hamed avait défriché le terrain encore méconnu de l’activité théâtrale dans l’Oranie ; il avait enquêté, questionné, observé, cherché, animé des débats avec les troupes d’amateurs à Oran, Saïda, Tiaret, Mostaganem, Sidi Bel Abbès, Mascara etc… Ses contributions théoriques, pendant les débats au niveau de la Commission d’Analyse Critique des textes de théâtre proposés à la Direction du Théâtre Régional d’Oran pendant la gestion d’Abdelkader ALLOULA (1973-1974-1975) ont fait de lui l’ennemi à abattre ; l’accès au théâtre lui fut interdit jusqu’à sa mort.
Je me dois de dire aujourd’hui que tout ce que je sais sur le théâtre algérien et son activité, c’est M’Hamed DJELLID qui me l’a enseigné en tant qu’encadreur de mon Mémoire de Licence en Sociologie Culturelle qui portait sur une monographie du Théâtre Régional d’Oran.
M’Hamed DJELLID, un éminent sociologue spécialiste de la critique de théâtre, un militant infatiguable de la cause de la classe ouvrière algérienne, un animateur invétéré de son organisation en syndicats, de sa prise de conscience, est décédé le 19 décembre 1990 à l’âge de 47 ans des suites d’une grave maladie.
Il a laissé à l’Université algérienne les conclusions d’un travail colossal de recherche en Sociologie de la Culture autour de l’histoire du théâtre algérien. Sa thèse de Magister est intitulée « L’ACTIVITE THÉÂTRALE EN ALGÉRIE : 1945-1980 – ESSAI D’APPROCHE SOCIOLOGIQUE DES TONALITÉS GROUPALES, EXPRESSIVES ET SUPERSTRUCTURELLES » qu’il soutient en 1985 à l’Université d’Oran.
Le volume de la thèse de M’Hamed DJELLID est impressionnant : trois tomes de 500 pages chacun comportant de nombreux schémas et tableaux de synthèse ainsi que des illustrations photographiques avec, en annexe, un grand nombre de documents de référence.
A travers l’analyse des troupes théâtrales existantes, M’Hamed DJELLID établit la relation dialectique de la formation des groupes avec la situation politique, économique, idéologique de la formation économique et sociale algérienne. Ce travail universitaire est le fruit de dix (10) années de recherche sur le terain, de réflexion, de débats, de travail de théorisation sur l’activité théâtrale en Algérie. Sa rédaction a demandé de longs mois de patience, de persévérance et d’acharnement tant théorique que pratique afin « d’identifier les champs, les processus, les profils principaux de cette immense activité sociale qu’est l’activité théâtrale et sur cette base de définir des problématiques fondamentales de recherche avec pour arrière plan un souci permanent d’élaboration d’outils plus pertinents, plus scientifiques pour opérer sur le réel. »
Dans l’exposé des objectifs généraux de son objet d’étude, M’Hamed DJELLID donne un certain nombre de précisions concernant l’utilisation des concepts de superstructures, d’appareils culturels, de sphères, de reflet etc… qu’il qualifie de fondamentaux et nécessaires mais en même temps de généraux et abstraits. C’est ainsi qu’il considère que « il y a lieu de forger un arsenal conceptuel et méthodologique spécifique (certes limité à l’activité théâtrale et dans une certaine mesure à l’activité artistique et culturelle des groupes) et de l’articuler à ces concepts stratégiques. »
Bien que je considère le travail accompli par M’Hamed DJELLID comme colossal, il le qualifie lui-même d’essai constituant « un premier moment de synthèse ».
Lors de la soutenance de ce travail de magister, les membres du jury décidèrent –vu la qualité et l’importance de la recherche entreprise – de le reconduire pour une autre soutenance en tant que thèse de troisième cycle.
Mais M’Hamed DJELLID avait formé le projet d’entreprendre la préparation d’une thèse de Doctorat d’état, comme suite logique à cette réflexion. La thèse de magister n’était, pour M’Hamed DJELLID, qu’un prélude, une introduction, un moment de déblayage théorique et méthodologique posant les prémisses à une réflexion supérieure relative à l’histoire du théâtre algérien.
Ce magister de sociologie culturelle constitue, sans aucun doute, une référence incontournable pour tout travail de recherche sur le théâtre et ceci tant au niveau national qu’à l’étranger.
La saisie de ce travail universitaire s’était faite sur machine à écrire : l’outil informatique n’étant pas encore usité à l’époque. La frappe sur stencils avait lieu dans différents espaces grâce à l’amitié et à la solidarité. Le tirage sur ronéo et la pagination des trois tomes étaient faits par des étudiants après leurs cours. C’est ainsi qu’une quinzaine d’exemplaires fut reliée afin d’être transmis à qui de droit : les membres du jury, les bibliothèques de l’Université d’Oran, le CRIDISSH, le CRASC (Centre de Recherche en Anthropologie des Sciences Sociales)… Les rares exemplaires qui restaient, après ces dépôts, furent remis à des personnes que seul M’Hamed connaît.
Brillant universitaire, M’Hamed DJELLID touche également à la poésie, à la peinture, à la littérature ; il peaufinait, la dernière année de sa vie, l’écriture d’un roman qui le passionnait et qui était le sujet de très longues discussions avec Alloula au cours des promenades nocturnes des deux amis dans les rues d’Oran avant, bien sûr, que le terrorisme ne sème la phobie dans la société algérienne.
Pour revenir à la thèse de magister, les exemplaires déposés au niveau des bibliothèques de l’Université d’Oran ont disparu. Ils se sont volatilisés.
C’est comme s’ils n’avaient jamais existé !
Seule, la bibliothèque du CRASC conserve le travail en question.
Un jour, certainement, le vœu cher à mon ami se réalisera : celui de l’approfondissement de sa réflexion pour une connaissance plus fertile du terrain de l’activité théâtrale en même temps que sa recherche constituera – comme il le souhaitait – un instrument de travail pour les troupes théâtrales elles-mêmes.
Raja Alloula (Octobre 2000)